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samedi 24 mars 2012

Jeudi 22 Mars 2012 : Manifestation historique à Montréal.

Jamais le Québec ne connut pareille clameur...
 
I Ma journée.
 
Matin.
 
Bien sûr j'étais au courant pour la manifestation programmée de longue date. Québec avait prévu d'envoyer une forte délégation, tous les bus scolaires louables de la région avaient été réservés, mais il fallait s'inscrire auprès des associations étudiantes et j'avais reçu, par un hasard de la messagerie, le courriel pour cela deux heures trop tard. Donc bon, tant pis, un peu de recherche en bibliothèque et peut-être un piquetage ou deux pour le fun. De toutes façons, je ne me faisais guère d'illusions quant à mon heure de lever, je recharge encore mes batteries après l'automne éprouvant...
 
C'était sans compter un grand bruit qui me réveilla en sursaut au petit matin, 6h45. Trop tard pour se rendormir, pis tant qu'à être levé... Z'auront bien une place pour moi dans un des bus de l'ÆLIÉS (Association des Étudiants et des Étudiantes de Laval Inscrits aux Études Supérieures). Un brin de toilette ou deux, mon appareil photo, un lunch dans mon petit-sac-à-dos-de-sport-de-lycée-à-6€-même-qu'il-est-amorti-depuis-sept-ans-que-je-l'ai, mon drapeau de la Province du Québec (décoratif au départ, mais qui va prendre l'air pour la deuxième fois de sa vie au cours d'une manif') et en route mauvais troupe. Ah ! J'ai failli oublier mon carré rouge, symbole des étudiants grévistes contre la hausse de 1625$CAN des frais de scolarité. Comment, vous êtes pas au courant ? Regardez plus bas. La radio m'informe d'ailleurs que depuis mon dernier article, ce ne sont plus 217.000 étudiants en grève mais près de 310.000.
 
La journée promet d'être magnifique. Le printemps arrive franchement, apportant avec lui le chaud soleil de mars (Rappel : Québec est à la latitude de Bourges, Montréal à celle de Bordeaux, donc le soleil cogne pas mal à cette saison) et de belles températures de 25°C. C'est sous un ciel radieux que j'embarque dans l'autocar n°3 de l'ÆLIÉS, où je lie connaissance avec un étudiant en médecine. Nous autres en 2ème et 3ème Cycles (Maîtrise et Doctorat) sommes d'accord sur un point : notre grève se veut solidaire. Nos études sont finies ou presque, nous ne subirons pas la hausse mais la combattons quand même aux côtés du 1er Cycle pour les actuels Cégépiens et secondaires qui paieront le prix fort. Trois heures et deux muffins au chocolat plus tard, nous sommes en vue de Montréal.
 
Soirée.
 
 
Je m'éloigne du cortège en longeant les quais du Vieux Port de Montréal, seul endroit où l'on peut circuler à peu près correctement. Je finis par trouver ce fichu Quai King Edward et apercevoir mon autobus. Départ prévu à 17h mais le temps que tout le monde sorte de la foule, se repère, se retrouve, passe aux toilettes, toilettes qu'il a d'ailleurs fallu trouver (ce qui fut encore plus compliqué que de retrouver le car), nous ne sommes pas partis avant 18h15.
 
Un arrêt une heure trente plus tard sur une aire d'autoroute, pour souper. Nous débarquons à sept autobus, quatre cents personnes, dans un McDonald désert, à mi-personnel. Les pauvres serveurs, vous parlez d'un rush tardif !
 
Encore une heure et demie, et je regagne mes pénates, fatigué d'avoir piétiné mais heureux. Heureux et fier.
 
II La manifestation.
 
Nous débarquons au dessus du McGill College, université anglophone prestigieuse de Montréal, qui est passé complètement à côté du débat sur la hausse, et qui nous regarde passer sur son campus d'un œil dubitatif. Nous rejoignons un, puis deux, puis trois cortèges débouchant de diverses rues, de l'Université Laval, de l'Université de Rimouski, de l'Université de Sherbrooke, et encore aucun n'est vraiment au complet, tout le monde a pris des chemins divers. Quoiqu'il en soit, c'est au milieu presque dix mille personnes que je rejoins le lieu de rendez-vous du départ de la manifestation : la Place du Canada.
 
Place du Canada ? C'est ça.
 
 
Ils attendaient entre 30.000 et 100.000 personnes pour la manifestation. À 12h, deux heures avant le départ prévu du cortège, il apparaît que ce chiffre est battu. La place est pleine de manifestants, qui s'étalent loin dans les rues adjacentes. Au milieu des drapeaux rouges, des fanions bleus. Les Jeunesses Québécoises et des membres du Parti Québécois (PQ), qui forment une haie gentiment protectrice autour... de Pauline MAROIS (1949- ) en personne, la chef du parti. Ca n'étonne personne après ses déclarations de la veille ("Les étudiants ont raison de se battre contre la hausse des frais de scolarité !" en pleine Assemblée Nationale). Je cherche en vain des représentants de Québec Solidaire (QS), le PQ est quand même trop à droite à mon goût...


L'ambiance est très festive, la joie est palpable, il apparaît d'emblée que la manifestation est une réussite avant même de démarrer. Les étudiants sont majoritaires, bien sûr, mais il y a de tout. Des PQuistes comme je l'ai dit, des enseignants du primaire et du secondaire en grève pour protéger le futur droit à l'éducation de leurs élèves, élèves du secondaire qui d'ailleurs n'étaient pas absents de l'évènement, des infirmiers et des médecins qui protestent également contre la Taxe Santé (car oui, la hausse est un problème de forme comme un autre, c'est au fond qu'il y a un problème) et plein d'anonymes bienveillants portant fièrement le carré rouge en signe de soutien et pour exprimer leur ras-le-bol contre le problème de fond. Le problème ? Le gouvernement libéral qui se croit tout permis, qui refuse de débattre, qui refuse d'écouter, qui refuse de discuter ses décisions. Pour tout, pour la hausse, pour les taxes, pour le Plan Nord, rien à faire du peuple puisqu'ils sont au pouvoir. C'est cette attitude qui discrédite la démocratie dans le monde, qu'ils ne viennent pas après s'étonner que les peuples n'aient plus confiance dans les hommes et les partis politiques ! Bref, plein de monde pour crier sa colère. Du monde ! Il en arrive encore, par toutes les rues ! Chaque bout de cortège qui s'ajoute est salué d'une clameur et il y en a presque toutes les cinq minutes. La manifestation prend de l'ampleur.
 
Le cortège s'ébranle lentement, très lentement, lourdement, handicapé par le poids du nombre, par l'étroite Rue Peel. Trop étroite d'ailleurs, ça fait entonnoir, j'ai de la chance d'être pas loin de la tête du cortège. Enfin pas loin... Pas trop loin... mais je ne vois pas le bout ! Avant de dépasser complètement l'angle, j'aperçois un second cortège s'ébranler par une rue parallèle, tant il apparaît que nous ne passerons pas tous par une seule rue.

 
Nous bifurquons Rue Sherbrooke. Pas un seul policier pour canaliser les manifestants. En revanche, de nombreux Montréalais viennent assister au défilé, la plupart acceptant de porter le carré rouge, symbole fort s'il en est. Par les rues adjacentes, les cortèges secondaires nous rejoignent... ou renoncent pour suivre des axes parallèles au vu de la foule qui emplit la voie. C'est à ce moment que ce qui promettait d'être une manifestation d'ampleur peu banale est devenu un évènement historique.
 

Partout, de partout, tout n'était que soutien ! Des drapeaux rouges fleurissaient sur les toits. Le très conservateur McGill College, depuis la matinée, s'était bougé et arborait maintenant carrés rouges et pancartes "McGill en grève !" tandis que certains de ses étudiants et professeurs rejoignaient le cortège au passage. Des immeubles d'habitation, les gens aux balcons et aux fenêtres arboraient leur soutien : signes amicaux avec des T-shirts rouges, nappes et draps rouges accrochées aux balustrades, que sais-je encore ! Chaque boîte et entreprise montrait des pancartes assurant notre cause du soutien des salariés et des syndicats. Chaque minute qui passait voyait notre manifestation enfler, grossir. Le summum entre 15h et 16h. Sortie des écoles. Les enseignants non-grévistes et leurs élèves ont à leur tour épinglé des carrés rouges sur leurs vêtements, ont même sorti des pancartes des établissements scolaires et ont rejoint le mouvement. Mieux ! Des parents, messieurs-dames, avec leurs enfants, parfois même en poussettes à la sortie des crèches, rejoignaient de bonne grâce la manifestation, presque tous avec des pancartes : "Parents solidaires !", "Un avenir pour nos enfants !", "Nous voulons pouvoir payer des études à nos enfants !" et d'autres du même genre. Pour finir, des retraités, des anciens de la Révolution Tranquille et qui descendaient en 2012 défendre avec nous les droits qu'ils avaient acquis de la même manière en 1960.



La consécration : la bifurcation dans la Rue Berri. Nous apprenons que l'arrière du cortège n'a toujours pas quitté la Place du Canada, la manifestation s'étend donc en continu sur près de cinq kilomètres et ce n'est pas fini. Les défilés des rues parallèles, résignés à ne pouvoir se joindre au corps principal, nous font une haie d'honneur sur les ponts des routes perpendiculaires. Le moment est intense, c'est (je crois), à ce moment que nous prenons conscience que nous vivons un moment exceptionnel dans l'Histoire du Québec. Une gigantesque clameur s'élève, un cri de joie et de colère, poussé d'une seule voix par près de 300.000 personnes et qui résonne dans tout Montréal, répercuté par le Saint-Laurent. Que c'est beau, un peuple en colère !
 

Même une violente averse orageuse n'entame pas notre enthousiasme. Nous atteignons finalement la Rue Notre-Dame, l'arrière du cortège est toujours Place du Canada... Pêle-mêle, la foule essaye de s'entasser sur la Place-Boulevard Jacques CARTIER, autour de la Colonne Nelson, sans y parvenir, c'est tout le centre-ville de Montréal qui est occupé d'une marée humaine au drapeau rouge. C'est hélas l'heure pour moi de rejoindre mon autobus, et je dois longer le fleuve pour pouvoir marcher sans piétiner personne. Vu de loin, le spectacle est magnifique. Où que porte mon regard, ce n'est que foule en délire et drapeaux au vent. Le discours, heure de gloire d'un orateur dont je n'ai pas retenu le nom, n'a sûrement pas été bien entendu par tout le monde, mais il restait bien 200.000 personnes pour acclamer chaque fin de phrase. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour.

 
III Les incidents.
 
Je vous avoue que j'avais un peu peur dans l'autobus. Tant du côté étudiant que du côté policier, ça ne s'était jamais très bien passé à Montréal depuis le début de la grève. Les encadrants n'étaient pas là pour nous rassurer : consignes contre les gaz, consignes de sécurité drastiques et numéro de téléphone de l'avocat marqué sur le bras en cas d'arrestation...
 
Et puis... Rien. Mais alors, rien ! Depuis, on a su que quelques étudiants montréalais avaient essayé, vers 8h30 du matin, de bloquer le Port de Montréal mais ont été dispersé sans violences par la police. Mais à part ça rien du tout !
 
Cela aussi restera gravé dans l'Histoire. Si je devais paraphraser François MITTERRAND (1916-1996), je parlerais de cette "Force tranquille" si particulière au peuple québécois. Réunir 300.000 personnes en colère pour manifester sans qu'aucun (et je dis bien "aucun") incident ne soit à déplorer, ça tient de l'exploit. Les organisateurs de la manifestation ont reçu les félicitations officielles de la part de la Police de Montréal et des Forces de Sécurité du Québec, ce qui n'est jamais arrivé non plus dans l'Histoire.
 
Tiens, parlons-en de la police. On ne l'a pas vue. Ou si peu. Gestion intelligente de la part des forces de sécurité. Pas de présence trop marquée pour éviter toute provocation qui aurait pu dégénérer. J'affirme que nous étions suffisamment nombreux pour rayer la ville de la carte en cas d'émeute, à moins d'une intervention armée qui aurait entraîné avec elle la chute du gouvernement.
 
Les casseurs, oui bien sûr il y en avait. J'en ai vu. L'air complètement paumé. Pas de policiers à provoquer et surtout beaucoup trop de monde ! La plupart ont jeté bas les masques pour aller distribuer pacifiquement des tracts avec leurs collègues anarchistes. Les autres, devant le regard croche de centaines de gens en même temps, ont préféré se faire oublier avant d'être pendus au lampadaire le plus proche par une foule hostile. ^^
 
IV Participants, réactions et postérité.
 
Entre 200.000 et 300.000 personnes. Sûr. Même les médias (qui appartiennent presque tous aux Libéraux, donc au gouvernement) n'ont pas réussi à minimiser l'affaire. Ne serait-ce que parce que les photos démentent à elles seules le "quelques dizaines de milliers de personnes" que certains journaleux se sont crus obligés d'écrire. La fourchette basse, officielle, annoncée par le gouvernement, est de 200.000 personnes. Même les médias, au cœur de leurs articles, ont été obligé d'admettre qu'il y avait pas loin de 300.000 personnes au plus fort de la manifestation.
 
Line BEAUCHAMP (1963- ), Ministre de l'Éducation et Vice-Première Ministre de la Province canadienne du Québec, a décrété qu'elle était prête à négocier pour peu que les étudiants acceptent la hausse des frais de scolarité. Là... Je vois que deux options. Ou elle n'a rien compris à rien ou elle nous prend pour des cons andouilles.
John James "Jean" CHAREST (1958- ), Premier Ministre de la Province canadienne du Québec, décrète que le gouvernement ne reculera pas, que c'est trop tard et qu'on avait cas le dire avant qu'on était pas d'accord. Comme si on nous avait demandé notre avis. Enfin si, soyons honnêtes, on nous l'a demandé. L'an passé. La hausse avait été refusée à 85%. Depuis, le gouvernement refuse de reconnaître les syndicats étudiants comme interlocuteurs car non encore sur le marché du travail donc hors cadre de la Loi du Travail. Faut pas s'étonner après si on lui gueule dans les oreilles ... Je crois surtout qu'il boude et qu'il essaye de digérer le fait qu'il restera, aux yeux de l'Histoire, comme le plus impopulaire et le plus contesté des Premiers Ministres de la Province du Québec. Mettre 300.000 personnes dans la rue, ça ne s'était jamais fait. On se souviendra de lui pour ça. Bien fait !
 
Car oui, cette manifestation est historique. Même lors de la Révolution Tranquille, même durant les contestations à la fin de la Grande Noirceur (1944-1959) contre les conservateurs cléricaux de l'Union Nationale, jamais autant de monde n'était descendu en même temps dans la rue, même si l'ont tient compte des proportions démographiques entre les deux périodes. Ca ne s'était jamais vu, ça ne s'était jamais fait dans l'Histoire du Québec, tout simplement. 300.000 personnes, à populations proportionnelles, ça correspond à environ 2,4 millions de personnes en France. À manifester dans une seule ville. Car cela ne tient pas compte de tous ceux qui sont restés dans les universités et CÉGEP (Collèges d'Enseignement Généraux Et Professionnels) du Québec pour faire des lignes de piquetage de grève devant les cours pour empêcher leur tenue. Je pense que pas loin de 500.000 personnes étaient en protestation ce jour.
 
Ce jour ? Jeudi 22 Mars 2012. Sans vraiment le vouloir de cette ampleur, nous avons pourtant marqué l'Histoire du Québec, et les historiens se pencheront sur la protestation étudiante de 2012 rien que pour cela, tandis que dirai fièrement à mes petits-enfants que j'y étais (et que non, il n'y avaient ni dinosaures ni mammouths). Je ne sais pas si le mouvement va prendre de l'ampleur au point que nous parlerons de Printemps Érable. Je ne sais pas qui du gouvernement ou du mouvement va caler en premier. J'ignore si nous écrivons une page d'Histoire ou si nous nous contentons d'en émarger une autre. Ce que je sais, c'est que j'ai participé jeudi à quelque chose d'exceptionnel, et que j'en suis fier. Je n'oublierai jamais.
 
Je me souviendrai.

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